Justice et médias, gare à la dérive populiste

Portée par un système médiatique dont l’émotion est le principal moteur, l’opinion publique tente aujourd’hui de dicter sa loi à l’institution judiciaire.

« Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ». Se doutait-il, l’auteur de cette phrase déplacée, adressée à Sandra Muller lors d’une soirée en 2012, qu’il allait devenir le premier « porc » de l’opération de libération de la parole féminine #Balancetonporc, lancée par la jeune femme en octobre 2017 ? Il a eu beau s’excuser le lendemain par texto, le mal était fait. Si l’on ne voit pas toujours arriver les phénomènes démocratiquement toxiques, c’est qu’ils se présentent rarement avec les traits grimaçants de ce qu’ils sont réellement. La phrase en question méritait-elle la peine de pilori médiatique qui a été infligée à son auteur ? Ici la légitimité de la cause défendue n’est-elle pas en train de blanchir l’illégitimité du procédé destiné à la servir, voire sa franche dangerosité ? Qu’est-ce donc que ce mouvement, lorsqu’il aboutit à des dénonciations nominatives, si ce n’est la mise en œuvre d’une justice privée ? En l’espèce, l’intéressé dit avoir perdu son emploi, ses amis, sa compagne et s’être enfoncé dans la dépression. Pour tenter de rétablir un semblant de justice, il a choisi de se tourner vers la vraie, celle que l’on rend dans les tribunaux, au terme d’une procédure contradictoire, aux fins d’obtenir la condamnation civile de son accusatrice pour diffamation. Jugement le 25 septembre.

Cette affaire est l’une des multiples expressions du bouleversement profond induit par la puissance grandissante du système médiatique pris au sens large, c’est-à-dire incluant les réseaux sociaux. Celle-ci est telle qu’il n’est plus question désormais de s’inquiéter des dommages éventuels occasionnés dans un dossier judiciaire par un mouvement de folie médiatique. Pas toujours maîtrisé, ce danger-là a au moins le mérite d’être identifié. Aujourd’hui le risque a changé d’échelle, il est devenu systémique au sens où c’est le système judiciaire dans son ensemble qui est menacé par des médias décidés à lui imposer leurs propres valeurs et, ce qui est nouveau, en capacité de le faire. La justice agit dans un temps long, en partie dans le secret, elle s’astreint au contradictoire, cherche des preuves, privilégie le raisonnement sur l’émotion. Les médias, quant à eux, tendent à l’instantanéité, ne jurent que par la transparence, vibrent à l’émotion, exigent la simplicité, cultivent le bruit et le spectacle. Jusqu’ici la collision entre les deux univers faisait parfois beaucoup de casse, mais ça s’arrêtait là. Depuis quelque temps, on observe une influence croissante de l’univers médiatique sur le judiciaire. Le point de bascule se situe sans doute dans l’affaire Kerviel. En tout cas, c’est dans celle-là que l’on a pu observer à un tel niveau la détermination d’un homme seul à modifier le cours de la justice par la mobilisation permanente des médias durant près de 10 ans. Le paroxysme du phénomène est intervenu en mai 2014 lorsque de retour de Rome à pied, l’ex-trader s’est arrêté à Vintimille et a interpelé le chef de l’État en direct dans le journal de 20 heures de France 2. Ce jour-là, les deux procès de 3 semaines chacun en première instance et en appel, les centaines de pages de décisions de justice ont été pulvérisés par la capacité de l’intéressé à servir aux médias la belle histoire du salarié innocent sacrifié sur l’autel du profit par une banque machiavélique. Et ce, alors même que des dizaines de chroniqueurs judiciaires ont tenté en vain de ramener les faits à leur réalité : Jérôme Kerviel était bien coupable, la banque ne savait rien. On ne peut pas exclure le fait que la médiatisation lui ait permis d’obtenir une décision favorable en première instance devant les prud’hommes (invalidée ensuite en appel), de même qu’elle a sans doute contribué au revirement jurisprudentiel de la Cour de cassation. Ce qui pose la question de la porosité de l’institution judiciaire à l’opinion. Si l’on ne peut raisonnablement imaginer une institution judiciaire sourde et aveugle à son époque, on ne peut non plus s’économiser une réflexion sur les risques et limites de l’exercice consistant à entendre l’opinion. Jérôme Kerviel n’a pas infléchi le cours de la justice comme il le souhaitait. Il reste condamné pour les délits qu’il a commis et la banque est lavée de tout soupçon de complicité. Mais le public, lui, restera avec l’image tronquée de l’affaire imposée par le bruit médiatique dominant et le sentiment erroné que l’institution judiciaire a failli. Ainsi alimente-t-on le populisme…

Un populisme qui s’est incarné pleinement dans l’affaire Sauvage. Là encore, le bruit médiatique dominant a trahi le dossier. Non, Jacqueline Sauvage n’a pas été condamnée à 10 ans de prison pour s’être défendue contre un mari violent qui avait violé ses filles et qui menaçait sa vie. Non, la justice ne punit pas les femmes battues qui ont le mauvais goût de défendre leur vie. Ce qu’a dit la justice en condamnant deux fois Jacqueline Sauvage à 10 ans de prison pour le meurtre de son mari, c’est qu’être battue ouvre le droit à des circonstances atténuantes, pas à se faire justice soi-même. Or, tirer trois balles dans le dos d’un homme assis qui boit un verre sur sa terrasse, fût-il le monstre le plus abject, n’est pas de la légitime défense. « Souvent la foule trahit le peuple » écrivait Victor Hugo. En accordant la grâce totale sur la recommandation de la garde des Sceaux de l’époque, Christiane Taubira, François Hollande, certes guidé par les meilleurs sentiments du monde, a néanmoins permis la victoire de la foule sur le peuple. C’est-à-dire le triomphe d’une opinion manipulée, composée de personnes ne connaissant ni le dossier ni les protagonistes et n’ayant à assumer d’autre responsabilité que celle de cliquer, sur deux jurys populaires (en première instance et en appel) qui eux exerçaient le rôle qui leur était conféré par la loi, connaissaient le dossier et avaient pris l’immense responsabilité de juger. Quelle meilleure illustration du populisme ? Encore a-t-on échappé à la réforme qui devait s’inscrire dans le prolongement stratégique de cette affaire, à savoir la reconnaissance d’une légitime défense différée et non proportionnée au bénéfice des femmes battues sous prétexte qu’elles seraient en état de sidération et auraient donc des réactions différentes d’un individu ordinaire. Faire adopter cette réforme constitue le but de ceux qui se sont mobilisés en faveur de Jacqueline Sauvage, ils n’ont pour l’instant pas eu gain de cause. Gageons que ce n’est qu’une question de temps.

On pourrait tenter de se rassurer en considérant que les deux affaires prises en exemple ne sont que des épiphénomènes. En réalité, nous pressentons que loin d’être des dérapages isolés, les pressions grandissantes pour infléchir le cours de la justice autant que les mouvements de justice privée qui émergent sur les réseaux sociaux incarnent au contraire l’expression de tendances profondes qui doivent nous inquiéter. Ils participent en effet d’un mouvement général de contestation de la légitimité des institutions et des corps intermédiaires, encouragé et amplifié par les technologies de la Silicon Valley dont l’objectif consiste précisément à émanciper leurs utilisateurs de tout ce qui est censé limiter l’expression de leur individualité. Chacun est désormais tenté de diriger le monde depuis son smartphone. Si moi, internaute lambda, je pense que Jacqueline Sauvage est innocente, alors j’exige qu’elle soit libérée ; et mon avis ne vaut pas moins que celui de la cour d’assises qui l’a jugée puisque d’autres citoyens, des militants, des comédiens, émus comme moi, m’expliquent justement que la justice est folle et qu’il faut corriger ses erreurs. De tels mouvements sont extrêmement toxiques. Ils perturbent l’exercice de la justice, polluent l’information délivrée aux citoyens, créent une rupture d’égalité entre ceux qui ont accès aux médias et les autres, et jettent injustement le discrédit sur les institutions, suscitant d’inutiles révoltes contre le système quand il existe par ailleurs tant de vrais sujets d’indignation. Sur l’écran de mon smartphone, populisme, j’écris ton nom.

Libres propos par Olivia Dufour, journaliste